Les dernières sorties du CEO de Spotify – Daniel Ek – ont pour le moins choqué le web. Avec sa déclaration “You Can’t Record Music Once Every Three To Four Years And Think That’s Going To Be Enough” (Vous ne pouvez pas enregistrer un album tous les trois ou quatre ans et penser que ça sera assez) il insinue que la rémunération des artistes est liée à la fréquence de sortie de ses albums – plutôt qu’à la façon dont ils sont rémunérés.
On en revient au sempiternel débat sur la culture et notre société de consommation qui ne cesse de s’accommoder du “tout disponible tout de suite”.
A l’occasion de ces propos, penchons nous sur comment la rémunération du streaming fonctionne et quel est le poids de ce marché en pleine expansion.
Au vu des déclarations de Daniel Ek, on pourrait supposer que le système rémunère au “mérite” stakhanoviste des artistes qui devraient travailler à constamment renouveler leur “portfolio” d’album afin de se pavaner dans leurs Lamborghinis. Pas du tout. Pire que ça, vous payez des artistes que vous n’écoutez jamais.
En réalité Spotify, comme Apple Music, créent un pot commun de tous leurs revenus (abonnements et publicités) duquel ils ponctionnent soit-disant 30% (en réalité plutôt 35%) pour finalement proratiser la répartition des revenus en fonction des écoutes. Il est important de noter que ce n’est pas Spotify qui rémunère les artistes. Spotify va rémunérer les ayant droits (labels, productions, …) qui à leur tour vont reverser aux artistes.
En somme, si JUL représente 1% des écoutes Spotify, JUL encaisse 1% du pot commun de Spotify. C’est évidemment plus compliqué que cela car le modèle s’articule autour de royalties.
C’est d’ailleurs mathématiquement injuste pour les artistes moins connus. Si 10 personnes qui paient mensuellement 10€ d’abonnement, contribuent aux 5.000 écoutes d’un artiste et n’écouteraient que celui là sur le mois, l’artiste ne gagnerait pas 100 € par mois (10€ x 10 abonnements) mais bien moins.
D’après de nombreuses sources web (Musically par exemple), Spotify proposerait entre $0.0035 et $0.0054 par écoute (en fonction du système de royalties, si vous êtes auteur ou pas, etc) , ce qui, pour notre artiste aux 5.000 écoutes mensuelles, ne représente donc pas 100€ par mois, mais :
On comprend par exemple qu’un label de taille moyenne devrait générer environ un demi-million d’écoutes pour générer un SMIC brut, ce qui laisse présager que ce genre d’industrie étrangle non seulement les artistes mais aussi tous les acteurs de l’industrie musicale.
Au-delà du business model critiquable du streaming, on se rend donc compte que la sortie injustifiée de Daniel Ek est un énorme foutage de gueule. Les métalleux aiment d’ailleurs écouter des anciens albums de leurs groupes préférés. Mais fondamentalement… que souhaitons nous ? faire de la culture taylorisée au rythme des cycles lunaires ?
Si vous souhaitez comprendre parfaitement le modèle Spotify – le nôtre est évidemment simplifié mais à peu près correct – vous pouvez lire ce rapport détaillé, très détaillé de 50 pages de Jeff Price “The definitive guide to spotify royalties”.
Le rapport 2020 de l’IFPI montre des revenus musicaux mondiaux à hauteur de 20.2 milliards $US en 2019, en augmentation de 8,2% par rapport à 2018. Les revenus liés au streaming ont augmenté de 22.9% et représentent dorénavant 11,4 milliards $US soit 56.1%.
Le marché compte 341 millions d’utilisateurs de service de streaming à la fin 2019, en augmentation de +33,5% par rapport à 2018.
Selon un rapport de la RIAA, les revenus du streaming aux US représentent 11,1 milliards $US en 2019 (soit 13% de plus que 2018, soit 9,8 milliard US$ en 2018), soit 80% des revenus totaux de l’industrie musicale américaine.
Alors qu’en 2009 les formats physiques représentaient 59% des revenus, les téléchargements digitaux 34% et le streaming 5%, en 2019 les chiffres sont radicalement différents avec 79% des revenus pour le streaming contre 10% pour les formats physiques et seulement 8% pour les téléchargements digitaux.
On comprend que les enjeux sur ce marché sont absolument énormes. Si cette avalanche des chiffres vous donne mal à la tête, voici le résumé:
2009 | 2019 | |
Revenus mondiaux de l’industrie musicale | 15,7 milliards $US | 20,2 milliards $US |
Revenus US de l’industrie musicale | 7.8 milliards $US | 11.1 milliards $US |
Physique (CD, K7, Vinyls) | 59% | 10% |
Téléchargements digitaux | 34% | 8% |
Streaming | 5% | 79% |
Autres | 2% | 3% |
Source (1) RIAA report “Charting a path to music sustainable success”
Source (2) RIAA report “Releases 2019 Year end music Industry revenue report”
Source (3) IFPI report “Global Music Report”
Source (4) Article Le Monde “Industrie musicale : en dix ans, les revenus ont baissé, mais la part du numérique a explosé”
Il est très difficile de trouver des informations convergentes sur les modes de rémunérations des différents acteurs du streaming, néanmoins le système est à peu près le même partout.
Apple Music et Amazon rémunèrent à plus de 0.007 $US, suivis de près par Deezer à 0.00624 $US. Le plus pingre est YouTube qui ne rétribue que 0,00074 $US par écoute !
Vous tombez de haut ? Les chiffres sont terrifiants et au vu du poids du streaming, de la dématérialisation musicale et de la libéralisation complète de ce marché, il est très peu probable que les choses changent. Tout cela dépend du comportement de chacun.
BandCamp semble jouer le jeu et reverse 90% des achats physiques (CD, K7, Vinyls, merchandising) des fichiers digitaux aux labels / artistes indépendants. Le taux passe à 85% si la limite des 5.000 US par an n’est pas atteinte sur les ventes des fichiers digitaux de l’album de l’artiste. Néanmoins les écoutes depuis BandCamp ne génèrent absolument aucun revenu.
Evidemment, aller aux concerts et soutenir les scènes locales reste primordial et maintient en vie des artistes finalement plus motivés par leur passion que par les revenus générés. Si vous aimez les artistes, n’hésitez pas non plus à acheter leur merchandising pendant les concerts. Pour les plus Trve d’entre vous le format physique reste la forme la plus fiable.
On espère que cet article vous aura éclairés sur les propos indécents et absurdes de Daniel Ek, CEO de Spotify et vous aidera à vous faire une opinion sur le système mondial de streaming. Il est vrai que Spotify et ses algorithmes permettent a des artistes de percer si suffisamment d’abonnés les écoutent (et si ces artistes sortent très régulièrement des singles à défaut d’albums) et c’est une vraie chance, néanmoins le mode de calcul au delà d’être nébuleux, est fortement injuste.
Deezer révélait l’année dernière un nouveau modèle de calcul qui sort du pot commun typique de Spotify ou Apple Music. Ce nouveau système appelé UCPS (User Centric Payment System) rétribue votre abonnement en fonction des vos écoutes de manière individuelle. Et c’est quand même beaucoup plus logique et juste, cependant les majors et artistes indépendants restent dubitatifs. Dans ce cas si vous n’écoutez que Mork et Pilori à proportions égales, la majeure partie de votre abonnement sera reversé équitablement entre ces deux groupes.
Et oui les artistes plus connus gagneront moins et les artistes émergents environ 30% de plus.
Deezer compte appliquer ce modèle en France puis à l’étranger. L’idée est remarquable mais a t-elle une chance de survie dans un marché qui n’a aucun intérêt à suivre ce modèle ?
Google nous indique que la fortune personelle de Daniel Ek s’élève à 3.9 milliards de $US selon forbes. Ca représente tout de même plus de 780 milliards de streaming audios soit plus de 2 milliards de jours d’écoute , cela représente certainement beaucoup d’albums…
Merci aux artistes, distributeurs et anonymes qui m’ont aidé à vérifier la véracité des modèles et des chiffres: Frédéric Motte, Mikka Grytviken, Djouk HoldFast, Mega Dave et Kevin de Wide Shut.
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