Cette interview de François-Thibaut Hordé, guitariste et leader de Deluge, à l’occasion de la sortie de AEgo Templo le 6 novembre 2020, a été réalisée par Amdusias au Hard Rock Café de Paris le 23 octobre 2020, conjointement pour United Rock Nations et pour Ars Goetia. A cette date le deuxième confinement n’avait pas encore été annoncé, et une tournée était encore envisageable.
AG – Bonjour FT
FT – Salut !
AG – Votre premier album, AEther, est sorti en 2015 chez LADLO et il a eu un accueil très enthousiaste. Le 6 novembre, AEgo Templo sortira chez Metal Blade. Déjà, pourquoi autant d’attente entre les deux albums ?
FT – Bonne question. Je voulais vraiment user ce premier album sur lequel j’avais des choses assez évidentes à dire. Il a fallu les canaliser sur un 9 chansons, ce qu’on a fait, et je trouve que çà aurait été malhonnête de recréer tout de suite un AEther 2, ce n’est pas ce qu’on voulait. AEther était nécessaire, il fallait le sortir. C’est un espèce d’exutoire mais je n’avais rien d’autre à dire de plus que ce que j’avais dit sur le premier – et on avait besoin de tourner. On voulait vraiment tourner, créer le projet et le diffuser au maximum. Peut-être aussi, je le réalise seulement aujourd’hui, qu’on avait besoin de retour. On savait ce qu’on voulait, on n’aurait pas fait les choses différemment même aujourd’hui. AEther je pourrais parler de la production, je pourrais refaire certains points spécifiques, par contre les compositions il y a peut-être des longueurs à certains endroits mais c’est vraiment minime, et je le ressortirais en l’état 5 ans plus tard. Mais si on en est toujours très très fiers, le message qui est compris dans AEther est toujours vrai mais plus d’actualité. Tout ce qu’on a dit on avait à le dire, c’est toujours fort pour nous mais je voulais attendre d’avoir une autre histoire à raconter et surtout on voulait tourner et user ce premier album, et c’est ce qu’on a fait. On s’est mis au boulot en 2017 à la fin de la tournée, on a refait quand même quelques dates mais j’ai commencé à bosser dessus pendant l’été 2017. Je n’avais pas prévu de prendre autant de temps mais je crois que c’était assez nécessaire de laisser un petit peu décanter ces compositions parce que je voulais sortir de ma zone de confort sur ce deuxième album, ce qu’on a fait donc ça nécessite aussi un peu de temps et de recul.
AG – Pourquoi un changement de label ?
FT – L’idée c’est d’aller le plus loin possible avec Deluge. On a toujours essayé de voir les choses en grand et l’idée c’est de jouer le plus possible, de tourner le plus possible, d’être distribué le mieux possible dans le monde entier. On en a beaucoup parlé avec LADLO qui faisait partie des options pour le deuxième album, et Gérald a un peu confessé qu’ils resteraient, pour un temps au moins, un excellent label pour un très bon premier album d’un groupe. On avait plusieurs propositions pour le premier, on avait choisi LADLO car ca nous semblait le plus cohérent, et on reste très contents de ce choix pour le premier. On reste en super bons termes et ca se passe très bien. Puis on a eu d’autres propositions, différentes, pour le deuxième, et Metal Blade nous semblait la meilleure option. On est super contents aujourd’hui car ils nous mettent à disposition des moyens et des ressources stratégiques assez forts. Ils ont 40 ans d’existence et un réseau existant important, un des plus gros avec Nuclear Blast et quelques autres labels, et on est super contents d’être avec eux. Je n’attendais même pas une communication si quotidienne. On échange tous les jours avec Markus, il est vraiment derrière nous
AG – Le line-up est quasi inchangé pourtant l’album ne sonne pas du tout comme le précédent
FT – En effet. Je voulais quelque chose de beaucoup plus ouvert à la fois en termes d’émotion et de sonorité. Tout est toujours lié dans Deluge donc quelque part, en ouvrant le spectre des émotions, je voulais aussi ouvrir le spectre des sonorités, et je trouve que c’est un album dans lequel il y a beaucoup plus de relief que sur AEther, que j’aime toujours beaucoup mais qui était peut-être plus monolithique et qui allait dans une seule direction. Peut-être plus brutal aussi, avec un peu moins d’espoir – il y en avait un peu mais c’était un petit peu plus voilé. Là, la mélancolie est toujours là mais elle passe un peu derrière même si ça reste le fil conducteur. Le line-up n’est pas tout à fait inchangé puisqu’on a accueilli Maxime, qui avait officié à quelques postes de remplacement pendant la fin de la tournée précédente, et qui fait les chants clairs et les claviers. C’était nécessaire pour moi et je voulais vraiment ça. Avant même de commencer à composer, je ne savais pas vraiment pourquoi mais il me fallait du chant clair et des claviers.
AG – Quels sont le concept, l’histoire de cet album ?
FT – Alors le premier album c’était l’exutoire, la catharsis, la materia prima, l’urgence … Je voulais faire un album avec mes tripes. C’était la première fois de ma vie que je mettais tout ce que j’avais dans un album. Je ne voulais pas recréer qqch tout de suite, et la thématique c’est plutôt la construction et la reconstruction. AEther c’est un peu les fondations et maintenant il y a un référentiel pour Deluge et je voulais proposer quelque chose de différent, un peu par nécessité. Alors que j’aurais pu aussi dire: “ton premier album est bien, continue !” mais je voulais vraiment essayer d’aller un peu plus loin, sans non plus balayer ce qu’on avait fait car je respecte beaucoup mon premier album encore, mais je voulais conserver l’acquis et proposer quelque chose de neuf
AG – Je trouve que l’album est beaucoup moins agressif, plus ambiant que le précédent. Pourquoi ?
FT – C’était une volonté aussi. Je voulais quelque chose de plus « easy to listen to », de plus facilement écoutable, plus audible.
AG – Plus accessible ?
FT – Plus accessible tout à fait. Alors il y a une part de composition mais il y a beaucoup de production aussi, qui permet de faire quelque chose de plus organique, plus naturel avec des batteries … je ne vais pas dire plus douces mais moins numérisées, moins chimiques. Même si toutes les batteries des deux albums ont été jouées par Benjamin – je peux en attester personnellement j’étais là pour les deux (rires) mais là on avait des techniciens qui accompagnaient vraiment les musiciens et ca transcendait un peu leur jeu alors que le premier c’était : on met tout dans une boîte, on envoie cà aux Etats-Unis et c’est la machine américaine. Ca a marché pour le premier album mais c’est vraiment, dès la sortie du premier album, ce que je ne voulais pas pour le deuxième – même si je reste très fier du premier. Donc je pense que le deuxième est beaucoup plus facile à écouter et c’est un peu paradoxal parce que c’est quand même une sacrée pièce d’une heure. Donc je pense que c’est plus facile à écouter mais qu’il faut s’y reprendre à plusieurs fois aussi. La première fois je conseille presque de l’écouter un peu détaché – on l’écoute, tiens ça c’est pas mal, on va remettre une chanson, se resservir un verre de vin, réécouter une autre chanson. La première écoute il faut presque la faire détaché parce que c’est quand même une pièce très dense, ca aurait presque pu être 2 albums de 30 minutes, ça n’aurait pas été insensé
AG – Le graphisme sur la pochette rester très similaire, vous avez gardé le même AE majuscule. Pourquoi cette continuité ?
Dès le début du projet j’avais contacté Valnoir, non pas pour une cover mais plus pour une création de l’entité visuelle. C’est quelqu’un dont j’apprécie et je respecte beaucoup le travail. Pour être tout à fait honnête je crois qu’on ne s’est même jamais rencontrés. Fortifem je les ai vus douze fois, je ne pense pas dire de bêtise en disant que ce sont des bons copains. Mais Valnoir on s’est appelés, on échange par mail, on se fait des MP tout le temps mais je crois que je ne l’ai jamais rencontré. Ça finira bien par arriver ! C’est marrant parce que c’est un graphiste, très talentueux, mais paradoxalement il dit qu’il ne sait pas dessiner et cà lui donne peut-être une vision différente du graphisme – et c’est aussi une encyclopédie humaine du black metal, alors que je ne le suis pas du tout. Alors je voulais presque un peu le consulter par légitimité. Dès le début je lui ai dit que j’aimais beaucoup ce qu’il faisait, je lui ai parlé de mon projet, et je lui ai dit que ca me semblait intelligent de travailler avec lui. Je lui ai presque présenté cà comme quelque chose de nécessaire parce qu’il a la légitimité, que je ne l’ai pas, que j’avais envie de conseils, et je lui ai demandé ce qu’il ferait. On a beaucoup discuté au début, je lui ai toujours donné carte blanche, sauf sur la deuxième pochette ou j’ai été un peu plus tatillon sur certains points de détail, mais ça s’est très très bien passé. Et lui a vraiment voulu – et je l’entends et le respecte – construire une identité visuelle assez forte. Le bleu, le doré, les éléments graphiques, c’est vraiment sa patte. J’aurais pu être ouvert à autre chose pour le deuxième car effectivement il est plus ouvert, les chansons sont des chansons … Quand tu as les deux albums côte à côte tu sais que c’est le même groupe du fait de l’identité visuelle. Mais elle est élégante, elle est cohérente, ca me va
AG – Effectivement quand on reçoit le deuxième album, qu’on n’a pas encore écouté, et qu’on voit cette similitude dans les pochettes … Sur le coup j’ai pensé que peut-être tu partais vers une trilogie …
FT – Alors ça c’est une des raisons pour lesquelles j’étais un petit peu frileux au début sur le fait de refaire un album bleu et doré. Je ne voulais pas être prisonnier de cette identité visuelle. Après on verra. Je n’ai pas encore décidé pour le troisième. Pour l’instant on se focalise sur le 2e mais c’est pas impossible qu’on casse ca, ou qu’on l’utilise … De toute façon Valnoir est plein de ressources, je suis sur qu’il trouvera des choses
AG – Il y a un morceau instrumental sur cet album, ‘Fratres’. Il t’évoque quoi ?
C’est la fraternité. Et ce qui est assez amusant c’est que Deluge, ce sont mes frères. Assez souvent on se dit : Deluge c’est FT ! il dit comment ca se passe et ca ne doit vraiment pas être facile avec lui. J’étais un peu con au début, peut-être un peu autoritaire parfois, je peux l’être encore un peu parce que je suis toujours un peu con. Par contre, et ils le savent tous, j’en parlais encore hier avec Richard, Deluge c’est ma famille de musique, ce sont mes meilleurs amis. Ce sont tous des personnes très talentueuses. Dès le début je savais qu’il y aurait une connotation live et je ne vais pas partir un mois en tournée avec des cons !
AG – Ca c’est sage ! (rires)
FT – Oui ! Et je ne vais pas partir avec des manches non plus. Donc il y a eu un casting très très sélect et en fait, encore une fois, c’est la force de l’engagement, tout s’est fait naturellement. Maxime c’était sur parce qu’on s’en parlait depuis longtemps. Richard je lui ai dit : tu viens avec moi. Fred ca s’est fait comme ca. Le plus difficile ca a été de recruter Benjamin mais il est là aussi et ca fonctionne. Et donc pour répondre à ta question, ce morceau instrumental m’évoque la fraternité. En plus c’est Maxime Keller qui l’a composé entièrement ce morceau. On a fait quelques arrangements ensemble en fin de composition mais c’est son bébé, et c’est marrant car Maxime c’est le dernier de la fraternité vu que c’est le membre qu’on a ajouté. Du coup j’ai voulu le laisser composer ca et j’ai trouvé que c’était bien pour unir cette fraternité.
AG – Tu l’as dit tout à l’heure, l’album est extrêmement dense. Tu aurais pu faire deux albums de 30 minutes, tu as choisi de faire un opus d’une heure, qui plus est dans une industrie musicale qui pousser à réduire la durée des albums, en particulier à cause du streaming de masse. Alors pourquoi une heure ?
FT – Je vais répondre franchement … je ne l’ai pas fait exprès ! Pour être tout à fait honnête la composition de cet album a été assez décousue. On a fait deux titres à l’été 2017. Ensuite on avait quelques morceaux en suspens, on a arrêté pendant 6 mois, on l’a repris … et tout bout à bout il n’y avait rien que je voulais jeter. Quand j’ai pensé qu’on aurait pu faire deux albums, tout était déjà en boite. En plus, je ne le savais pas quand on a concrétisé, mais on ne va peut-être pas tourner autant qu’on le voudrait donc en effet on aurait peut-être pu échelonner un peu. Après … les gens l’écouteront j’espère plus longtemps et puis de toute façon si on ne tourne pas on aura plus le temps de composer.
AG – Il y a en effet une tournée qui est prévue début décembre avec Igorrr.
En effet. Gauthier de Igorrr et moi on a été consultés pour savoir si on voulait tourner dans ces conditions, à savoir masqués, assis, distanciation physique … Pareil, on part à 18 dans un tour bus. On prend tous le pari de le faire. On veut jouer le jeu, on veut faire cette tournée. Le booker et tour manager de Deluge veut aussi la faire même si, vu le nombre d’appels qu’il a par jour à ce sujet, ce serait plus facile pour lui d’annuler et de reporter à l’année prochaine. On veut donc tous la faire, malheureusement ça ne sent pas très bon au vu des dernières annonces. Mais on va se battre pour jouer. La semaine prochaine on est en résidence, on prépare notre scénographie. On a fait des investissements, on a pris des engagements, on va construire ca. Pour le moment on se met des œillères. Le truc c’est que si ca peut se faire et qu’on n’est pas prêts, ce serait ridicule et on ne le veut pas. En ce moment on répète tous les dimanches, ce qu’on ne fait jamais normalement. Mais là on construit un nouveau set, on va jouer de nouvelles pistes,… La tournée ne se présente pas très bien mais nous on veut la faire
AG – C’est un drôle de pari parce que tous les groupes disent qu’on se nourrit de l’énergie du public, et là le public va faire tout ce qu’il va pouvoir pour vous en donner de l’énergie mais ca ne va pas être facile
FT – J’ai vu mes potes de Svart Crown et de Regarde Les Hommes Tomber récemment et j’étais content de les voir en tant que spectateur et de pouvoir vivre ca avant de potentiellement le faire
AG – Oui c’est à cette tournée que je pensais. Tu as donc vraiment pu te rendre compte de ce que c’est
FT – Oui. J’imaginais un peu ce que c’était effectivement. Ca laisse moins de place à l’improvisation. Maintenant quand tu vas à un concert c’est pas : j’y vais, je bois des bières, je retrouve des gens et je regarde le truc. Il ne faut pas oublier ton masque, tu bois ta bière avant, tu vas te poser avec tes potes, il faut qu’il y ait de la place, il faut qu’il y ait un écart avec les autres gens, … et tu vas au cinéma voir un groupe de black ou de death metal. Ca ne laisse aucune place non plus à l’euphorie collective. C’est une autre sorte d’ « euphorie », mais je ne suis vraiment pas sur du terme … On avait déjà eu l’occasion de jouer devant un public assis, c’était très sympa, c’était à Denain dans un théâtre italien, et c’était très chouette mais encore une fois quand c’est assis consenti et pas imposé c’est différent. Les gens se lèvent à la fin pour applaudir, c’est tout à fait différent de tout le monde en rang sur sa chaise avec des vigiles qui surveillent que chacun a bien son masque. C’est une ambiance assez particulière quand même. Après nous on était prêts à accepter ces conditions car on a quand même envie de jouer. De toute façon on ne parle pas du tout avec le public, on ne se présente pas, on arrive, on joue, on communique avec eux dans le non verbal, par la musique naturellement, et on focalise tout sur la musique. Donc on s’est dit qu’il y avait peut-être une carte à jouer aussi. Ca ne me dérange pas particulièrement, on va communiquer par le non verbal, le regard notamment – de toute façon, masqués, on est obligés. On était prêts à faire ces concessions là. Je pense que ca ne va pas suffire mais on verra
AG – Et pour vous, et pour nous, je souhaite vraiment que ca puisse avoir lieu. Merci beaucoup FT
FT – Merci à toi, et merci de ton intérêt. A bientôt
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