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La découverte récente de cet ouvrage m’a enthousiasmé au plus haut point : il permet à lui seul de faire le lien entre ma rubrique de biérologie et celle concernant les ouvrages littéraires. Bien plus encore : ceci n’étant pas un simple livre sur la bière comme il en existe beaucoup, il va également me permettre de tisser des liens plus profonds avec une culture païenne commune à bon nombre de styles musicaux tels le Black, le Death, le Pagan, etc…
En effet, les pratiques occultes et ésotériques, le mysticisme, la mythologie et autres références historiques sont des sources inépuisables d’inspiration pour la création musicale, les concepts et textes de tant de groupes qu’on aime chez Ars Goetia !
Ce livre, très référencé et d’une grande richesse, permet de mieux comprendre le rapport de la bière avec l’histoire des civilisations et des sociétés ainsi que ses origines. Un ouvrage très complet, résultant d’un travail immense de recherches ethnologiques, sociologiques et historiques ainsi que d’enquêtes de terrain.
Cet effort titanesque réalisé à la fin des années 70, début des années 80, se nommait au départ « L’Homme et la Bière » (lauréat du prix scientifique Robert Debré en 1981) ; il a été enrichi il y a quelques années afin de mettre en lumière l’analogie entre le travail de la bière et la pensée alchimique.
Son auteur, Bertrand Hell (avec un nom pareil il a toute notre attention !) est professeur d’ethnologie à l’université de Franche-Comté, spécialiste du chamanisme et de la possession. Ses travaux, situés au croisement de l’anthropologie religieuse et de l’anthropologie de la maladie, portent sur l’efficacité symbolique des cultes et des rituels liés aux esprits. Il est connu pour ses recherches menées dans la durée au Maroc (en particulier sur les confréries populaires dont celle des Gnawa) et à Mayotte (culte des esprits patros et trumba). Soucieux de s’inscrire dans une perspective anthropologique, il a également entrepris des enquêtes de terrain au Brésil, en Mongolie, en Haïti et, plus récemment, chez les Navajo.
BIERE ET ALCHIMIE
Alors d’un côté la bière : on connaît, ou tout du moins on croit connaître car après la lecture de ce livre je peux vous assurer que je n’avais finalement que peu de connaissances, si ce n’est certaines d’ordre général ou celles résultant de nombreuses dégustations.
Et d’un autre côté l’alchimie. Alors… Qu’est-ce que l’alchimie ?
On trouve différentes définitions telles que « Science occulte en vogue au Moyen Age, née de la fusion de techniques chimiques gardées secrètes et de spéculations mystiques » ou encore celle, plus simple et plus juste, donnée par le Larousse : « Art de purifier l’impur en imitant et en accélérant les opérations de la nature afin de parfaire la matière. » C’est exactement la définition du brassage de la bière.
De nos jours, l’Alchimie est soit considérée comme un mythe, une légende, soit associée à la sorcellerie, la magie noire, ou encore est perçue comme une sorte de « pré-chimie » archaïque dans le monde dit « moderne ». Ce savoir millénaire a été jugé en son temps, comme la bière et beaucoup d’autres choses, comme « hérétique » par l’Eglise. Ces recherches et ce savoir, afin de survivre, ont donc été camouflés par une apparente recherche de métaux précieux : beaucoup ont donc associé l’Alchimie à la transformation de métaux en or au sens premier du terme, alors qu’il s’agit simplement d’un symbole, de l’or spirituel.
Ainsi ce livre démontre pas à pas que faire de la bière ne résulte pas d’une simple recette mais d’une science brassicole qui nécessite un véritable savoir-faire et des connaissances approfondies. Le travail de brasserie s’apparente alors à une œuvre alchimique ; le processus de transmutation alchimique et la fabrication de la matière sont en tous points comparables. Et pas seulement dans la pratique « concrète » des différentes étapes de la conception de la bière, mais aussi de façon symbolique. Le Maître-brasseur a d’ailleurs longtemps été considéré comme un véritable alchimiste, gardant précieusement ses secrets de brassage.
On parlera donc ici plus de « bière philosophale » que de « pierre philosophale » !
HISTOIRE DE LA BIERE
Afin de bien comprendre le lien entre la bière et l’alchimie (qui ne constitue qu’une partie, même si importante, du livre), l’auteur retrace méticuleusement l’histoire de la bière dans les civilisations, ses origines, son importance dans la vie sociale et religieuse, sa place dans la mythologie et les croyances populaires ; mais également en tant que boisson rituelle (porter un toast, trinquer « à la santé », puise ses origines dans les libations païennes : acte religieux pour consacrer la bière dans une corne qui passera de main en main) tout comme boisson quotidienne, monnaie d’échange ou même salaire.
On y trouve des informations très intéressantes sur le folklore, les coutumes et traditions liées aux moissons et récoltes dans plusieurs pays à différentes époques. La place centrale également occupée par la femme, première brasseuse : dans le brassage domestique, « bière de ménage », mais aussi comme druidesse, avant que l’Eglise ne la considère en tant que « sorcière ». La femme aussi dans la mythologie (les Valkyries, entre autres) et dans les premières brasseries. Une étude, particulièrement poussée, a été faite également en Alsace, une région qui revient régulièrement au fil de la lecture.
J’ai aussi relevé au tout début de l’ouvrage cette partie qui devrait susciter l’intérêt des amateurs d’un certain groupe suédois : « L’importance de la bière dans la religion de l’empire babylonien se confirme au cours des siècles ; une relation du règne de Nabuchodonosor II (605 à 562 avant J.-C.) rapporte une offrande particulièrement importante de bière sur l’autel du Dieu suprême Mardouk.»
LA BIERE FACE AU CHRISTIANISME
Bertrand Hell (il aurait été mis au bûcher rien que pour son nom pendant l’inquisition !) nous explique aussi l’importance qu’a eue la bière dans la résistance du paganisme gaulois face à la propagande du christianisme et son évangélisation à outrance. Il nous explique les fondements de son opposition au vin (cité plus de cinq cent fois dans la Bible !), « sang de Jésus », lié aux rites chrétiens. La fabrication de bière (puis de tabac) est farouchement combattue par l’Eglise : elle est jugée démoniaque, tout comme l’alchimie assimilée à des pratiques diaboliques.
« La bière comme le tabac permet le passage de l’« âme » dans un monde différent et favorise l’« extase mystique » et il n’est pas étonnant que les autorités ecclésiastiques ; conscientes de ce rôle mystico-religieux, les aient combattus avec la même vigueur »
L’Eglise, avec les sombres heures de l’inquisition, est passée par là : il y a donc vraiment eu un avant et un après. La bière est d’abord victime de cette guerre opposant la religion catholique venue du Sud à la religion païenne venue du Nord : elle est donc ensuite longtemps considérée comme la boisson des vaincus, des pauvres, des sorcières, du peuple vulgaire et ignorant… Mais, au fil des siècles, elle est peu à peu redevenue une boisson “normale”. La fabrication de bière s’est même installée dans les monastères et abbayes, l’Eglise ayant tout de même pris conscience de son importance commerciale… A partir du XVIème siècle, apparait très clairement l’association “protestantisme-bière” contre “catholicisme-vin”.
PRIMA MATERIA
L’auteur fait ici une étude poussée et très méthodique (enrichie de nombreuses références et citations d’écrits anciens) des matières premières : étude biologique, historique et symbolique de l’orge, l’importance de l’eau et sa salinité, l’aspect botanique et pharmacologique du houblon et ses multiples propriétés (digestives, narcotiques, anaphrodisiaques, antiseptiques, diurétiques, apéritives…) ainsi que le rôle des levures ou encore l’importance du chêne pour la fermentation. On s’aperçoit donc que rien n’est laissé au hasard.
SPIRITUS MUNDI
Le cycle de la vie, de la mort et de la résurrection transposé à la bière est ici superbement mis en parallèle au cycle des saisons et de la vie sur Terre ; tout est intimement lié : le microcosme de la fabrication de la bière et le macrocosme de la vie à l’échelle de l’univers.
Le symbole de l’étoile des brasseurs, apparu au XVe siècle, montre là aussi que le brassage de la bière est assimilé à une pratique alchimique : il s’agit d’un double triangle entrelacé (voir illustrations en bas de page) rappelant l’étoile de David, même s’il n’y a aucun lien avec le Judaïsme. On retrouve dessus les quatre éléments Feu, Eau, Terre et Air. L’union alchimique du Feu procréateur (utilisé lors du touraillage et dans le brassage) et de l’Eau génératrice (présente lors de l’empâtage et du brassage pour solubiliser l’amidon de malt). La Terre dans laquelle pousse l’orge et l’Air-esprit si important dans la fécondation du moût par les levures sauvages apportées par le vent. Lorsque les deux triangles sont interpénétrés, ils donnent la pierre philosophale, l’essence de l’alchimie comme aboutissement ultime de la transmutation… Et donc la bière comme résultat final, atteignant une certaine perfection dans la manipulation de la matière brute en nouvel élément transcendé et la création naturelle de l’alcool.
Ces quelques lignes ne sont qu’un petit aperçu, résumé d’un travail de longue haleine, absolument fascinant, et cet ouvrage approfondit vraiment tous ces éléments, ainsi que de nombreux autres.
Il faut aussi remettre le livre dans le contexte de son époque puisqu’il a été écrit principalement à la fin des années 70/début 80 : lorsque la bière est étudiée de manière contemporaine, il faut constater que pas mal de choses ont changé ces quarante dernières années et surtout durant la dernière décennie. La bière est ici décrite principalement comme une boisson d’hommes, virile, ce qui n’est plus tout aussi évident en 2020. Ce qui a changé aussi dans la description de sa consommation, depuis l’apparition de nombreuses bières dites « de dégustation », et non de beuveries, c’est généralement plus de qualité et moins de quantité… même si les ingurgitations massives de bière restent présentes et liées au festif (festivals, fêtes de la bière, soirées « bien arrosées » entre amis, etc). La dégustation fine n’est donc plus l’apanage du vin ou d’autres alcools « précieux » comme le whisky ou le cognac. Les grosses chopes de bières existent toujours, mais de nos jours la dégustation se fait dans des verres aux formes spécifiquement adaptées au type de bière. Et, contrairement aux bières industrielles de masse, les brasseries artisanales (dont le nombre a littéralement explosé ces dix dernières années) proposent toujours aujourd’hui des bières « avec une âme ».
Je sais aussi que l’auteur aurait voulu rajouter un chapitre sur la symbolique du bouc, présent sur la couverture (image publicitaire Heute Bock, imagerie de Wissembourg, XIXe siècle), mais n’en a pas eu l’opportunité. Disons simplement que l’animal (couramment associé aux représentations démoniaques, si présentes dans nos styles musicaux de prédilection) a donné son nom au verre de bière, « bock » (lui-même posé sur un « sous-bock »). Ce qui n’est pas forcément étonnant puisque dans certains rites tribaux ou sataniques son sacrifice sert à chasser les impuretés, élément hygiénique particulièrement important dans la fabrication de la bière.
Il s’agit pour moi d’un ouvrage majeur, même si non exhaustif, que je recommande vivement à quiconque souhaitant s’intéresser de plus près à ce breuvage ! Il est source de beaucoup d’informations très pertinentes et constitue à lui seul un savoir assez exceptionnel. A titre personnel, j’ai vécu sa lecture, passionnante découverte, comme un véritable voyage initiatique.
(Cliquer sur chaque photo ci-dessous pour les faire apparaître en grand)
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